CHAPITRE III
Dans la cour pavée de l’abbaye, ils retrouvèrent le jeune Archú et la jeune fille qui était avec lui lors du jugement. Assis à l’ombre du cloître, ils attendaient avec impatience l’instant du départ. Non loin de là, deux chevaux étaient déjà sellés. En voyant la dálaigh, Archú, toujours aussi agité et plein d’égards, s’avança vers elle.
— On m’a confié que vous auriez besoin d’un guide pour vous accompagner au pays d’Araglin, ma sœur, eh bien vous me voyez ravi d’offrir mes services à celle qui m’a rendu ma terre et mon honneur.
— Archú, vos remerciements sont superflus puisque, sur ces questions, la loi est le seul arbitre. Je vous assure que vous ne me devez rien.
Elle se tourna en souriant vers la blonde jeune fille qui s’approchait, les yeux baissés, timide et gracieuse. Fidelma estima qu’elle n’avait pas beaucoup plus de seize ans.
Archú lui prit la main et déclara avec un sérieux attendrissant :
— Je vous présente Scoth. Maintenant que j’ai une situation, nous allons nous marier. Je demanderai à notre prêtre, le père Gormán, de fixer dès que possible la date de la cérémonie.
La jeune fille rougit.
— Je t’aurais épousé même si tu avais perdu ton procès, le gronda-t-elle gentiment.
Puis elle se tourna vers Fidelma.
— Je vous jure que c’est la vérité.
— Cela ne doit pas vous empêcher de vous réjouir, dit Fidelma d’un air grave. Ne vaut-il pas mieux épouser un óc-aire qu’un homme sans fortune ?
Puis elle leur présenta frère Eadulf, et un des moines arriva en tirant par la bride les chevaux dont les sacs de selle avaient été remplis d’eau et de nourriture. Archú et Scoth portaient tous deux un balluchon et un gourdin d’épine.
— Je regrette, ma sœur, mais nous sommes venus à pied, expliqua Archú. Nous n’étions pas autorisés à emprunter des chevaux ou même des ânes à la ferme. Mon cousin Muadnat et son chef de troupeaux, Agdae, nous ont laissés nous débrouiller tout seuls.
— Ne vous inquiétez pas, les rassura Fidelma d’un ton enjoué, nos bêtes sont solides et vous ne pesez pas trop lourd. Scoth montera avec moi et vous, Archú, avec frère Eadulf.
L’après-midi était déjà bien avancé quand ils passèrent le grand portail en bois de l’abbaye et longèrent le fleuve en direction du nord, où se dressaient les montagnes.
— Araglin est situé tout là-haut, lança Archú grimpé derrière Eadulf. Nous y arriverons demain vers midi.
— Où aviez-vous l’intention de passer la nuit ? demanda Fidelma tandis qu’elle tirait sur les rênes de son étalon pour lui faire traverser un étroit pont de bois qui enjambait le cours d’eau.
— Je connais une taverne où nous devrions arriver avant la tombée de la nuit. Nous emprunterons la route de Cashel sur un mile et commencerons notre ascension vers Araglin en suivant le lit d’une petite rivière qui naît dans les montagnes arides puis traverse une forêt très dense.
— Demain, le voyage ne présentera pas de difficultés particulières, pépia la jeune Scoth, les bras passés autour de la taille de Fidelma. Nous ne serons qu’à quelques heures de la grande faille qui communique avec la vallée d’Araglin. De là, pour rejoindre le rath du chef, c’est tout droit.
Frère Eadulf tourna légèrement la tête vers son jeune compagnon.
— Savez-vous pourquoi nous nous rendons là-bas ?
Archú cligna des paupières.
— Oui, le père abbé nous a appris la nouvelle.
— Vous connaissiez Eber ? s’enquit Fidelma.
Le meurtre de son chef ne semblait pas émouvoir le garçon outre mesure, une attitude qui éveillait la curiosité de la dálaigh.
— J’ai entendu parler de lui, car il était un lointain cousin de ma mère, mais la plupart des habitants d’Araglin ont des liens de parenté. Notre ferme est située dans la vallée du Black Marsh, un endroit passablement isolé, à plusieurs miles du rath du chef où nous allions très rarement. Quant à Eber, il n’a jamais rendu visite à ma mère car lui aussi désapprouvait son mariage, mais le père Gormán venait nous voir de temps à autre.
— Et vous, Scoth, connaissiez-vous Eber ?
— Je suis orpheline. Je travaille à la ferme de Muadnat comme servante et on ne m’a jamais autorisée à me rendre au village, mais j’ai souvent vu Eber quand il venait chasser ou festoyer chez Muadnat. Il y a quelques années de cela, ils s’y sont retrouvés pour fomenter une bataille contre le clan des Uí Fidgente. Ces deux-là s’entendaient comme larrons en foire et ils se montraient souvent grossiers et injurieux, surtout quand ils avaient bu.
— Mon père, Artgal, a répondu à l’appel d’Eber et il est parti se battre contre les Uí Fidgente pour ne plus jamais revenir, ajouta Archú avec amertume.
— En somme, ce que vous savez sur Eber se résume à peu de chose.
— Qu’est-ce donc qui vous intéresse tant chez lui ?
— Je cherche à me faire une idée de sa personnalité. Malgré ses manières peu délicates et son goût pour la boisson, était-il considéré comme un bon chef ?
— La plupart des gens l’aimaient bien, concéda Archú. Mais quand j’ai demandé l’avis du père Gormán au sujet de mon affaire, il m’a conseillé de me rendre à Lios Mhór plutôt que d’en appeler directement à Eber.
Fidelma estima qu’il s’agissait là d’une étrange recommandation. Après tout, solliciter dans un premier temps l’arbitrage du chef d’un clan, même s’il s’agissait d’un clan de peu d’importance, semblait assez naturel puisque ses attributions lui permettaient de prononcer un premier jugement. Puis elle se rappela que Beccan avait précisé qu’aucun brehon n’était attaché à Araglin, auquel cas la recommandation du père Gormán relevait peut-être du simple bon sens.
— Le père Gormán s’est-il justifié d’une quelconque manière quand il vous a adressé directement à Lios Mhór ?
— Du tout.
— N’est-il point curieux qu’une personne ayant grandi sur le territoire d’un même clan ne soit pas certaine de reconnaître son chef avec certitude ? s’étonna Eadulf.
Archú éclata d’un rire désarmant.
— Araglin est une contrée très étendue. On peut aisément se perdre dans les montagnes et passer toute une vie sans jamais rencontrer le voisin de l’autre côté de la colline. Ma ferme...
Le garçon marqua une pause pleine de fierté.
— Ma ferme est située dans une vallée isolée qui ne compte qu’une seule autre propriété, celle de Muadnat.
Scoth poussa un profond soupir.
— J’espère que maintenant ma vie va changer. Jusqu’à présent, mon horizon s’est limité à la cuisine de Muadnat et je connais tout juste la campagne alentour.
— Vous ne vous êtes pas sauvée ? dit Fidelma.
— Si. À peine atteint l’âge du choix[5], je me suis enfuie. Mais où pouvais-je aller ? On m’a rattrapée et ramenée chez Muadnat.
Fidelma était choquée.
— A-t-on utilisé la force ? Pourtant vous n’apparteniez pas à la classe des personnes « non libres » ?
— J’ignorais qu’il existait des esclaves dans les cinq royaumes ! s’exclama Eadulf.
— Je parlais de ceux qui n’ont aucun droit à l’intérieur du clan, répliqua aussitôt Fidelma.
— Voilà une magnifique définition des esclaves.
— Vous vous trompez. Il s’agit de prisonniers de guerre, d’otages et de pleutres qui n’ont pas répondu à l’appel du clan quand il était menacé. Et j’oubliais ceux qui ont été condamnés par la justice et n’ont pas payé les amendes exigées. Ils sont alors privés de leurs droits civiques, mais non pas exclus de la société. On utilise leur force de travail afin qu’ils contribuent au bien commun, mais il leur est interdit de porter des armes et ils sont inéligibles pour les charges officielles.
Eadulf fit la grimace.
— Difficile de les distinguer des esclaves.
Fidelma montra des signes d’agacement.
— La classe « non libre » est divisée en deux groupes. Ceux qui peuvent louer leurs services, cultiver la terre et payer des impôts, et ceux qui sont déloyaux et en constante rébellion. Tous peuvent se racheter par leur labeur jusqu’à ce qu’ils aient payé leurs amendes.
— Et s’ils n’y parviennent pas ?
— Alors ils demeurent ainsi, privés de leurs droits civiques jusqu’à leur mort.
— Et leurs enfants deviennent des esclaves ?
— Le terme d’esclave est inapproprié ! s’insurgea à nouveau Fidelma. Et d’après la loi, quand une personne meurt, ses dettes s’éteignent avec elle. Ses enfants jouissent de tous leurs droits.
Elle surprit un sourire amusé sur les lèvres d’Eadulf. Ne jouait-il pas à l’avocat du diable afin de la provoquer ? Elle-même avait plus d’une fois usé de ce stratagème pour le contredire et le défier dans ses croyances. A son contact, aurait-il acquis un sens de l’humour plus subtil ? Alors qu’elle s’apprêtait à poursuivre leur joute verbale, la jeune Scoth les ramena à l’origine de la discussion.
— Je n’appartenais pas à la classe «non libre ». Muadnat était mon tuteur légal et je lui avais été confiée jusqu’à ce que j’atteigne l’âge du choix. Malheureusement, à ma majorité, même si en théorie il n’avait plus aucun droit sur moi, je n’avais nulle part où aller. J’ai quitté la ferme mais, comme j’étais dans l’impossibilité de subvenir à mes besoins, j’ai été obligée de retourner chez lui.
— Maintenant, les choses ont changé, dit Archú en arborant un petit air satisfait.
Fidelma le mit en garde.
— Méfiez-vous de Muadnat. Il m’est apparu comme un homme rancunier.
— Oh, oui ! Je ne le connais que trop bien, et soyez assurée que je serai vigilant.
Les chevaux avaient maintenant commencé l’ascension des collines, s’éloignant de la rivière au cours tranquille. Ils grimpaient vers les cimes qui dominaient la forêt. La route que l’on empruntait depuis des siècles était largement dégagée et une charrette y passait facilement par temps sec.
Le vent était tombé. On n’entendait plus que le souffle rauque des chevaux. De temps à autre, le jappement d’un chien sauvage ou le hurlement d’un loup, surpris par cette intrusion dans leur territoire, brisaient le silence.
Le soleil commençait déjà à descendre derrière les montagnes et les ombres s’allongeaient. L’air s’était rafraîchi. Fidelma se rappela que le lendemain serait jour de fête, en souvenir de Conláed le bienheureux, un ferronnier de Kildare qui avait forgé les vases sacrés du monastère de Brigitte. Comme chaque année, elle allumerait un cierge en mémoire de Conláed. L’été irlandais commençait, et il s’achèverait avec la fête de Lughnasa, un des festivals païens populaires que la nouvelle foi n’était pas parvenue à abolir. Les chevaux grimpaient sans se presser, et Eadulf jetait des coups d’œil inquiets aux dernières lueurs flamboyantes du soleil, derrière eux.
— Il va bientôt faire nuit, fit-il observer.
— Nous ne sommes plus très loin, le rassura Archú. Vous voyez, ce virage vers la droite ? Là, nous emprunterons le sentier qui grimpe dans la montagne en longeant le ruisseau qui coupe notre route.
Ils progressaient en silence, puis les chevaux s’engagèrent l’un derrière l’autre dans la forêt d’ifs et de chênes, peinant sur une piste caillouteuse visiblement peu fréquentée.
Une heure s’écoula.
— Etes-vous certain que nous sommes sur la bonne voie ? demanda Eadulf pour la troisième fois. Je ne vois point d’auberge à l’horizon.
Archú pointa le doigt.
— Elle va nous apparaître au bout de cette courbe.
Le chemin se perdait entre les arbres. Malgré le ciel dégagé, la forêt obscurcissait leur vision et, en levant la tête, ils distinguaient à peine quelques étoiles qui scintillaient entre les branches. Fidelma repéra celle du soir, à l’éclat plus soutenu. L’atmosphère se fit plus oppressante. Ils n’avaient rencontré personne depuis qu’ils avaient quitté la grand-route. Fidelma se demandait s’il ne vaudrait pas mieux s’arrêter pour bivouaquer en attendant l’aube quand le chemin s’élargit, et elle vit une lanterne accrochée à un grand poteau en bordure d’une faitche, une pelouse qui s’étendait devant une bâtisse en pierre.
— Nous y sommes, annonça Archú d’un ton joyeux.
Ils arrêtèrent leurs chevaux près du poteau. Sur une planche en bois, clouée sous la lanterne, Fidelma déchiffra Bruden na Réaltaí, l’hôtellerie des Étoiles, gravé en caractères latins. Et effectivement, ce soir-là, des myriades d’entre elles scintillaient dans les cieux. L’auberge portait bien son nom.
À cet instant, un vieil homme en ouvrit la porte et s’avança pour les accueillir.
— Bienvenue, voyageurs ! s’exclama le vieillard d’une voix enrouée. Entrez vite vous réchauffer pendant que je m’occupe de vos chevaux.
À l’intérieur, un grand feu flambait dans la cheminée. Dans un chaudron accroché au-dessus des flammes mijotait une soupe d’où s’échappait un fumet délicieux. L’endroit était confortable et chaleureux. Les lumières des lanternes se reflétaient sur les lambris de chêne et de sapin rouge. Sur une table à un bout de la pièce, Fidelma remarqua un assemblage de cailloux disposés de façon ornementale. Intriguée, elle en prit un qui pesait dans sa main aussi lourd que du métal.
Perplexe, Fidelma fronça les sourcils puis retourna près du feu mais ne s’assit pas. Après la chevauchée, elle avait besoin de se dérouiller les jambes.
Quand Archú la rejoignit, il avait l’air nerveux.
— Excusez-moi, ma sœur, j’aurais dû vous prévenir avant notre départ, mais Scoth et moi n’avons pas d’argent. D’ailleurs, nous avions prévu de dormir dans les bois. Le temps est sec et contrairement à ce que prétend l’hôtelier, il ne fait pas très froid.
Fidelma secoua la tête.
— Vous oubliez que vous êtes un óc-aire. Vous avez gagné votre procès et j’aurais mauvaise grâce à ne pas vous avancer le prix de la nourriture et du logement pour la nuit.
— Mais...
— Le problème est réglé, Archú. Un lit vaut mieux que la terre humide et le potage qui mitonne dans cette marmite vous met l’eau à la bouche.
Elle jeta un coup d’œil curieux à l’hôtellerie déserte.
— Il semblerait que nous sommes les seuls voyageurs sur cette route, ce soir, lança Eadulf en s’asseyant sur une chaise près du foyer.
— Elle est peu fréquentée, mais il n’y a que ce chemin pour aller dans le pays d’Araglin, expliqua Archú.
— Dans ce cas, et s’il s’agit de l’unique auberge, je m’étonne que votre cousin Muadnat ne s’y soit pas arrêté.
— J’en remercie Dieu, murmura Scoth en prenant place à la table.
— Pourtant, lui et son compagnon...
— Agdae, son neveu et son chef de troupeaux, précisa Scoth.
— Eh bien, Muadnat et Agdae ont quitté Lios Mhór avant nous et...
— Pourquoi se soucier de Muadnat ? dit Eadulf en bâillant, les yeux fixés sur le chaudron.
— Je n’aime pas les mystères non résolus.
La porte s’ouvrit et l’aubergiste au visage rond et rougeaud couronné de cheveux gris réapparut. Ses manières étaient plaisantes et chaleureuses, et un large sourire illuminait sa face.
— Je suis très heureux de vous accueillir chez moi. Je me suis occupé de vos chevaux et les ai menés à l’écurie. Je m’appelle Bressal et ma maison est la vôtre.
— Nous aimerions dormir ici cette nuit, lui annonça Fidelma.
— Mais certainement, ma sœur.
— Et aussi assouvir notre faim, ajouta Eadulf, décidément très intéressé par ce qui mijotait.
— Et vous ne refuserez pas de l’hydromel pour étancher votre soif ? dit l’hôtelier d’un ton jovial. Mon hydromel est le meilleur de la région.
— Parfait ! s’exclama Eadulf avec enthousiasme. Servez-nous donc le repas.
— Nous devons d’abord nous purifier de la poussière du voyage, intervint Fidelma.
Les coutumes irlandaises voulaient que l’on se lave chaque soir avant le principal repas de la journée. Ne pas se baigner avant le dîner était considéré comme un manque d’éducation mais, ce rituel n’ayant pas cours dans le pays saxon, Eadulf avait du mal à s’y soumettre.
— Je vais faire chauffer de l’eau pour vos ablutions, ce qui me prendra un peu de temps, car je n’ai personne ici pour m’aider, s’excusa le vieil homme.
— Je m’accommoderai très bien d’un bain froid, dit aussitôt Eadulf. Et vous, Archú ?
Le jeune homme acquiesça après un instant d’hésitation, et Fidelma fit une moue désapprobatrice.
Elle croyait au rituel de la purification accompli selon les règles.
— Faites comme bon vous semble pendant que Scoth et moi aidons Bressal à porter les seaux.
Bressal ouvrit les mains d’un air gêné.
— Je regrette d’être obligé de vous mettre à contribution, ma sœur. Venez, je vais vous montrer la maison des bains. Quant à vous, mon frère, il y a un ruisseau tout près d’ici. Tenez, prenez cette lanterne.
Archú prit la lanterne à regret et Eadulf lui donna une bourrade.
— Oubliez les baquets, mon garçon, une baignade à cette saison n’a jamais tué personne.
Une bonne heure s’écoula avant qu’ils se retrouvent autour de la table. La soupe d’avoine et de poireaux aux herbes fut suivie d’un plat de truites pêchées dans un cours d’eau voisin et servies avec du pain frais et de l’hydromel doux. Ses hôtes félicitèrent Bressal pour ses talents de cuisinier.
Tandis qu’il les servait, il leur fit la conversation et les entretint des menus événements agitant la contrée. Comme il vivait dans un certain isolement, il n’était pas encore informé du meurtre du chef d’Araglin et Archú, qui depuis le jugement avait acquis une certaine assurance, lui conta l’histoire sur le ton qui convenait à sa nouvelle situation d’óc-aire en Araglin.
Puis Fidelma demanda :
— Sommes-nous les uniques voyageurs que vous ayez reçus ce soir ?
Bressal fit la grimace.
— Vous êtes mes seuls clients en une semaine. Cette route n’est malheureusement pas très fréquentée.
— Je suppose qu’il existe d’autres voies menant en Araglin ?
— Une seule, qui part de l’est de la vallée, et permet de rejoindre Lios Mhór, Ard Mór et Dún Garbháin. Vous avez emprunté celle qui relie Cashel à Lios Mhór, au sud. Pourquoi me posez-vous cette question ?
Archú fronça les sourcils.
— On m’avait pourtant affirmé que c’était l’unique itinéraire conduisant à Lios Mhór.
— Qui donc vous a renseigné ?
— Le père Gormán d’Araglin.
— Je ne comprends pas, la route à l’est permet d’atteindre plus rapidement Lios Mhór, s’étonna Bressal. Je m’étonne que le père Gormán connaisse aussi mal la région.
Fidelma détourna son attention en désignant l’assortiment de cailloux sur la petite table à l’autre extrémité de la pièce.
— Vous avez là un arrangement décoratif des plus intéressants.
— C’est l’œuvre de mon frère Morna, expliqua Bressal. Il travaille dans les mines situées à l’ouest, dans la plaine des Minéraux. Il m’a confié ces pierres et je les garde pour lui.
Très intéressée, Fidelma en prit quelques-unes qu’elle tourna et retourna dans sa main.
— Morna les collectionne depuis des années. Mais il y a un jour ou deux, il m’a rendu visite et m’a annoncé qu’il avait fait une découverte qui ferait de lui un homme riche. Il avait apporté un nouvel éclat de roche et semblait très excité. Comment pensait-il s’enrichir avec ça, je l’ignore. Il a passé la nuit ici et il est reparti le lendemain.
— De quelle pierre s’agit-il ?
Bressal se gratta la tête.
— Je ne me souviens pas très bien.
Il en choisit une et la lui tendit.
— Celle-là, je crois.
Fidelma l’examina attentivement. Pour un œil non exercé, le caillou ressemblait à un morceau de granit ordinaire qu’elle rendit à l’hôtelier qui le remit en place.
— Désirez-vous quelque service particulier avant de vous retirer pour la nuit ? demanda alors l’aubergiste.
Archú et Scoth décidèrent d’aller se coucher tandis qu’Eadulf se servait un autre gobelet d’hydromel et annonçait qu’il resterait un moment au coin du feu. Quant à Fidelma, elle rapprocha sa chaise de celle de Bressal. Elle avait dans l’idée de le faire parler, car les hôteliers représentaient toujours une bonne source d’information. Bressal n’avait vu Eber que cinq ou six fois, sur la route de Cashel, et, d’après lui, les opinions sur le chef étaient très partagées. Certains le décrivaient comme un tyran tandis que d’autres le louaient pour sa gentillesse et sa générosité.
Quand Fidelma se retira pour la nuit, il était encore tôt. Le premier étage consistait en une seule grande pièce divisée en alcôves par des tentures, car, dans les petites hôtelleries de ce genre, il était rare de trouver des chambres séparées pour y loger les voyageurs. Fidelma alla s’étendre sur la paillasse qui lui avait été allouée, et ramena sur elle l’épaisse couverture de laine. L’endroit était propre, chaud et confortable, et elle poussa un soupir de contentement avant de sombrer dans le sommeil.
Elle se réveilla en sursaut alors qu’il lui semblait qu’elle venait à peine de poser sa tête sur l’oreiller. En sentant une main qui lui serrait doucement le bras, elle cligna des yeux et voulut se débattre quand la voix d’Eadulf lui murmura :
— Chut, c’est moi. J’ai repéré des hommes armés à l’extérieur de l’auberge.
Une lumière grise filtrait de la fenêtre sans rideaux et Fidelma aperçut une ou deux étoiles pâlissantes annonciatrices de l’aube.
— Qu’est-ce qui vous inquiète, concernant ces hommes ? chuchota Fidelma.
— Il y a environ un quart d’heure, j’ai entendu des chevaux. En regardant dehors, j’ai aperçu les ombres de cinq ou six cavaliers qui chevauchaient en silence. Ensuite, ils ont caché leurs montures dans les bois et ont grimpé dans les arbres qui sont face à la porte de l’auberge.
Fidelma se redressa brusquement.
— Des bandits ?
— Peut-être. En tout cas, ils portaient des arcs.
— Avez-vous alerté Bressal ?
— C’est lui que j’ai averti le premier. Il est en train de barricader les portes.
— A-t-il été attaqué auparavant ?
— Jamais. De riches hôtelleries sur la route principale reliant Lios Mhór à Cashel ont parfois été pillées par des bandes de hors-la-loi, mais je ne comprends pas l’intérêt de s’en prendre à cette pauvre auberge.
— Les jeunes gens sont debout ?
— Non, pas encore...
Fidelma entendit un sifflement assourdi et crut sentir une odeur de fumée. Au deuxième sifflement, une flèche dont la pointe était garnie de paille enflammée traversa la fenêtre et alla se ficher dans le mur derrière elle, tandis qu’ils entendaient distinctement un homme donner des ordres à l’extérieur.
Fidelma bondit de sa paillasse.
— Réveillez Archú et Scoth !
A cet instant arriva une autre flèche qui se planta dans le plancher. Fidelma se précipita pour l’arracher et la jeta par la fenêtre, et fit de même avec la première. Puis elle rabattit son capuchon sur sa tête et entreprit de faire tomber les tentures, de crainte qu’elles ne prennent feu. Archú, secoué de sa torpeur par Eadulf, se précipita pour l’aider.
— Allongez-vous et restez ici, lui ordonna Fidelma. Si d’autres flèches pénètrent dans cette pièce, éteignez les flammes avec les couvertures.
Et sans attendre sa réponse, elle dévala les marches de l’escalier.
Dans la pièce principale, Bressal tentait maladroitement de bander un arc.
Quand il releva la tête, son visage était plissé par la colère.
— Des bandits ! grommela-t-il. C’est bien la première fois qu’ils s’aventurent jusqu’ici. Je dois défendre ma maison.
A son tour, Eadulf descendit les marches quatre à quatre.
— Vous avez bien dit que vous estimiez le nombre de ces hommes à cinq ou six ? lui demanda Fidelma.
— Oui. Bressal, avez-vous d’autres armes ?
L’hôtelier, qui ne comprenait pas qu’un homme d’Église lui pose cette question, fixait Eadulf d’un air ahuri.
— Vite ! s’écria ce dernier.
L’autre sursauta.
— Je ne possède que deux épées et cet arc.
Autant qu’Eadulf pouvait en juger, l’arc d’if, souple et solide, était en bon état de fonctionnement.
— Savez-vous vous en servir ?
— Pas vraiment, confessa l’aubergiste.
— Alors donnez-le-moi.
— Mais... vous êtes un moine !
Fidelma tapa du pied.
— Ne discutez pas !
Eadulf lui arracha l’arc des mains et le banda avec une aisance née d’une longue expérience.
— Moi, je prendrai une des épées, annonça Fidelma.
Elle n’avait pas le temps d’expliquer à l’hôtelier stupéfait qu’en tant que fille de Failbe Flann, roi de Cashel, son apprentissage des armes avait précédé celui de la lecture et de l’écriture.
Eadulf se saisit de la poignée de flèches posées sur la table.
— Y a-t-il une autre issue ?
Bressal fit un geste en direction de l’arrière de la maison et Fidelma consulta Eadulf du regard.
— Je vais essayer de les prendre à revers, expliqua Eadulf.
— Je vous accompagne.
Eadulf n’avait pas le temps de l’en dissuader.
Fidelma se tourna alors vers Bressal.
— Nos jeunes compagnons à l’étage éteindront les flèches enflammées qui tombent dans la pièce. Vous, restez ici, mais bâclez bien la porte dès que nous serons sortis.
Les événements se succédaient à un rythme trop rapide pour Bressal qui resta muet.
Les deux religieux s’avancèrent vers la porte de derrière. Bressal en ôta la barre, jeta un rapide coup d’œil à l’extérieur et leur fit signe que la voie était libre. Eadulf rejoignit en courant les arbres de l’autre côté de la cour, suivi par Fidelma quelques secondes plus tard. Ils remercièrent le ciel que leurs attaquants n’aient pas eu la présence d’esprit d’encercler l’hôtellerie.
En contournant la maison ils constatèrent que des flèches avaient été tirées sur la façade. Une ou deux avaient atterri sur le toit de chaume et, si l’assaut n’était pas rapidement repoussé, bientôt l’auberge serait réduite en cendres.
Le jour commençait à se lever.
Fidelma, qui se tenait à couvert, aperçut des silhouettes dans le sous-bois en face d’eux. Elle comprit tout de suite qu’il ne s’agissait pas de guerriers professionnels car les assaillants se déplaçaient et s’interpellaient bruyamment pour signaler leurs positions. À l’évidence, ils ne s’attendaient à aucune résistance de la part de l’aubergiste et de ses hôtes. Fidelma s’étonna cependant qu’ils n’aient pas choisi de pénétrer en force dans la maison pour y dépouiller ses occupants. Apparemment, ils n’avaient pas d’autre but que de brûler l’hôtellerie.
Eadulf, qui avait bandé son arc, attendait le bon moment pour intervenir.
Quand un des hommes qui tiraient des flèches enflammées se redressa, Fidelma plissa les paupières. Sa silhouette qui se détachait dans la lumière du petit matin faisait une merveilleuse cible. Fidelma posa la main sur le bras d’Eadulf qui regarda dans la direction qu’elle lui indiquait. Il leva son arc, visa avec soin, et blessa l’homme à l’épaule droite. Fidelma, qui aurait été contrariée qu’il fût tué, se dit qu’elle n’aurait pas fait mieux. L’assaillant poussa un cri, laissa échapper son arc, et porta la main à son épaule, plié en deux.
Le silence se fit.
Puis quelqu’un courut vers le blessé et des voix rauques s’élevèrent. Ce vacarme aurait fait honte à d’authentiques guerriers. Eadulf, qui avait de nouveau bandé son arc, croisa le regard de Fidelma. Elle hocha la tête.
Eadulf décocha sa flèche et toucha à l’épaule l’archer qui se tenait près de son acolyte.
L’homme hurla et se mit à jurer comme un charretier.
— Nous sommes attaqués, fuyons ! s’écria une voix affolée.
Une clameur et des hennissements s’ensuivirent, et les deux éclopés prirent leurs jambes à leur cou, trébuchant entre les arbres.
Eadulf se saisit d’une troisième flèche.
Des bois en face d’eux sortirent six cavaliers, galopant vers le chemin sans demander leur reste. Les deux blessés, couchés sur le cou de leurs montures, semblaient en piteux état. La petite bande passa près de l’endroit où se tenait Eadulf qui s’apprêtait à les suivre quand Fidelma le retint par la manche.
— Ne forçons pas le destin, lui dit-elle d’un ton apaisant.
Ils avaient eu de la chance d’avoir affaire à des amateurs facilement mis en déroute et elle murmura une courte prière d’action de grâces.
Tandis qu’elle regardait les attaquants s’éloigner, elle avisa le dernier homme du groupe, un grand gaillard assez laid avec une tignasse et une barbe rousses. Eadulf le visa puis abaissa son arc. L’individu se déplaçait à une trop grande vitesse.
Quand les bandits eurent disparu dans la forêt, le moine se tourna vers Fidelma.
— Pourquoi les a-t-on laissés s’échapper ? lui demanda-t-il d’un air faussement naïf.
Fidelma sourit.
— Si vous acculez un lâche, il réagit comme un animal terrorisé et se bat furieusement pour sa liberté. Et puis on a besoin de nous à l’auberge. Le feu couve sous le chaume et les flammes commencent à s’élever.
Elle se dépêcha de rejoindre l’hôtellerie et cria à Bressal qu’ils avaient mis les bandits en déroute. Il sortit pour évaluer les dégâts, amena une échelle et ils eurent tôt fait de former une chaîne pour arroser le toit.
Finalement, l’incendie fut maîtrisé, le chaume humide ne fumait plus et Bressal, transpirant et reconnaissant, sortit un flacon d’hydromel qu’il versa dans des gobelets avant de les distribuer à la ronde.
— Trinquons ! Je vous remercie de tout mon cœur d’avoir sauvé mon auberge des assauts de ces coquins.
— Les avez-vous vus de près, ma sœur ? s’enquit le jeune Archú.
— Je les ai juste entr’aperçus.
— Deux d’entre eux vont souffrir de l’épaule, ajouta Eadulf d’un air grave.
— Que diable venaient-ils faire ici, un des endroits les plus pauvres de la région ? s’étonna Archú.
Fidelma haussa les sourcils.
— À mon avis, leur but était de brûler cette maison et non de nous voler.
Eadulf hocha la tête.
— Sinon, ils auraient fait irruption à l’intérieur pour nous détrousser.
— Et s’ils avaient agi sous l’emprise d’une impulsion subite alors qu’ils passaient ici par hasard ? avança Bressal d’un ton peu convaincu.
Moue dubitative d’Eadulf.
— Vous avez dit vous-même que l’endroit était isolé et que la route ne menait qu’à Araglin.
Bressal ouvrit les mains d’un air désemparé.
— Avez-vous des ennemis ? lui demanda Eadulf. Connaissez-vous quelqu’un qui souhaiterait vous bannir de ces lieux ?
— Personne, affirma aussitôt Bressal. Nul ne profiterait de la destruction de cette auberge. J’ai vécu et travaillé ici toute ma vie.
— Dans ce cas...
Fidelma coupa brutalement son compagnon.
— Sans doute s’agissait-il d’une bande de brigands intéressés par des rapines faciles. Mais nous leur avons donné une bonne leçon.
Eadulf allait poursuivre quand il croisa le regard de Fidelma qui le fixait avec intensité et il referma la bouche.
— J’ai été sauvé grâce à vous, dit Bressal qui n’avait rien remarqué. Tout seul, je n’aurais jamais pu les repousser.
— Et maintenant, je crois qu’il est temps que nous rompions le jeûne de la nuit avant de repartir, jugea Fidelma.
Après qu’ils se furent restaurés, Archú annonça que lui et Scoth se rendraient directement à la ferme d’Archú sans passer par le rath d’Araglin. Ils proposèrent à Bressal de passer une heure ou deux avec lui pour l’aider à nettoyer l’auberge et réparer le chaume, tandis que les deux religieux poursuivraient leur chemin.
Bressal leur offrit alors de garder les armes qu’ils avaient empruntées.
— Comme vous l’avez constaté vous-mêmes, elles ne me sont pas d’une grande utilité car je ne sais pas m’en servir. Et comme ces bandits ont pris le chemin d’Araglin, je serais fort contrarié que vous vous retrouviez désarmés s’ils vous cherchaient à nouveau querelle.
Sans l’intervention de Fidelma, Eadulf aurait volontiers accepté le présent de Bressal.
— Nous ne vivons pas selon l’épée, déclara-t-elle avec solennité. D’après le bienheureux Matthieu, le Christ a dit à Pierre : « Tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. » Mieux vaut avancer mains nues dans le monde.
Bressal fit la grimace.
— Si vous voulez mon avis, face à ceux qui vivent par l’épée, mieux vaut être capable de se défendre.
Quelques instants plus tard sur le chemin d’Araglin, Eadulf interrogea Fidelma sur son attitude.
— Pourquoi diable m’avez-vous empêché de dire ce qui tombait sous le sens ?
— A savoir que ces bandits venaient d’Araglin ?
— Oui, et vous aussi vous suspectez Muadnat.
Fidelma nia avec énergie.
— Pas du tout, et soulever cette question aurait pu effrayer Archú et Scoth, alors que de nombreuses hypothèses s’offrent à nous. Devons-nous croire Bressal quand il affirme qu’il n’a pas d’ennemis ? Et il n’a pas forcément tort quand il se demande s’il ne s’agit pas d’une attaque improvisée. A moins que cette regrettable échauffourée ne soit liée à la mort d’Eber.
Eadulf parut sceptique.
— Vous pensez vraiment qu’une personne impliquée dans l’assassinat d’Eber tenterait par de tels moyens de s’opposer à votre enquête ?
— Je ne faisais que suggérer d’autres possibilités et je ne prétends point détenir la vérité. Demeurons vigilants, Eadulf, car on est facilement égaré par des suppositions qui ne s’appuient pas sur des preuves tangibles.